Susan avait toujours eu quelque chose de mystérieux. Malgré cinq mois de demandes lancinantes de la part de Mlle Johnson, la secrétaire de l'école, elle n'avait toujours pas pu fournir un
certificat de naissance, où au moins un document prouvant son identité. Pas plus que son grand-père, avec qui elle vivait, dans le quartier de Coal Hill ou dans un autre district Londonien.
Elle revenait tout juste d'un long séjour à l'étranger, disait-elle, et les papiers nécessaires étaient en transit.
Mlle Johnson envisageait d'appeler le grand père de la jeune fille; les deux lettres qu'elle lui avait écrites étant restées sans réponse.
Heureusement, Mlle Johnson était une femme modérée, à la différence des secrétaires d'école habituelles, et alors que les mois passaient elle commença à perdre espoir de
pouvoir compléter un jour le dossier de Susan Foreman.
A voir Susan, Barbara Wright voulait bien croire que la jeune fille avait passé la plus grande partie de
sa vie à l'étranger. Son langage était clair et précis, bien que l'anglais ne soit pas sa langue maternelle, ou du moins c'était une langue qu'elle n'était pas habituée à parler. Elle utilisait
parfois un mot ou une phrase lors de leurs conversations qui, bien que techniquement corrects, n'étaient pas tout à fait adaptés, comme si elle avait appris l'anglais d'après un livre.
Toutefois, lorsqu'elle parlait, elle le faisait avec un rythme particulier qui n'était pas désagréable.
Elle semblait souvent nerveuse en présence de ses camarades, comme si elle n'était pas sûre de leurs coutumes, et bien qu'elle ait l'air d'une jeune fille agréable elle
semblait n'avoir que peu d'amis à l'école; ceux avec qui on la voyait souvent semblaient plutôt la craindre.
La seule fois ou Barbara avait interrogé Susan sur son passé, celle-ci avait simplement sourit doucement et répondu "nous avons beaucoup voyagé quand j'étais enfant".
Mais les larges yeux en amande de Susan, ses joues finement creusées et son teint légèrement oriental laissaient à penser qu'elle avait du sang asiatique.
En tant que professeur d'histoire, Barbara Wright éprouvait un intérêt particulier pour Susan. La plupart
des élèves de Barbara considéraient l'histoire comme une corvée, surtout si c'était le dernier cours du vendredi. Mais Susan accueillait chaque cours avec un réel enthousiasme. Elle se
passionnait pour toutes les périodes de l'histoire et faisait montre de connaissances des temps anciens qui étonnaient Barbara elle-même. Barbara reconnaissait en Susan une candidate
potentielle à l'université et lui avait proposé de travailler avec elle à la maison, mais Susan avait fermement refusé, prétextant que son grand-père n'aimait pas recevoir des
étrangers.
Ian Chesterton, le jeune et charmant professeur de sciences rencontrait des problèmes similaires. Les
notes de Susan pour ses devoirs écrits étaient toujours excellentes - même étonnantes pour une jeune fille de son âge - mais en cours elle semblait étrangement absente, comme si les
démonstrations de physique et chimie de Ian l'ennuyaient simplement. Même les expériences spectaculaires que Ian réservait au lundi matin, dans un effort futile pour gagner l'intérêt de ses
élèves fatigués de leur week-end, échouaient à l'enthousiasmer. A ces moments Susan semblait différente du reste de la classe, une fille à part.
Mais si Susan était exceptionnellement douée pour les sciences et l'histoire, elle était incroyablement mauvaise dans
les autres matières. Sa géographie était risible, sa connaissance de la littérature anglaise au mieux incomplète: elle pouvait citer par exemple de très grands extraits de Shakespeare mais
n'avait jamais entendu parler de Charles Dickens, et encore moins lu une de ses œuvres.
Néanmoins, en langues étrangères - Français, Latin, et Ancien Grec en option, elle montrait une aisance très étonnante pour une lycéenne, un fait que Barbara attribuait à
ses nombreux voyages qui avaient développé son oreille.
En bref, Susan Foreman était une enfant problématique. C'est ainsi que par un vendredi brumeux Ian et
Barbara décidèrent de rentre visite au tuteur de la jeune fille afin de discuter de ses résultats erratiques. Mlle Johnson leur donna l'adresse - 76 Totters Lane - et ils s'y rendirent à bord
de la vieille Volkswagen de Ian. Un voyage qui changea leurs vies à jamais.
Le 76 Totters Lane ne ressemblait pas du tout à que ce que Ian et Barbara avaient imaginé. Ils
s'attentaient à une série de maisons mitoyennes un peu délabrées, dans un coin reculé de Londres; en réalité, ce n'était rien de plus qu'un entrepôt. Au milieu, entourée par des piles de
matériel usagé, de bicyclettes abandonnées et d'autres bibelots, se trouvait, entre autres, une cabine téléphonique de police, semblables à toutes celles que l'on trouvait aux coins des rues
Londoniennes à cette époque. Mais, comme le 76 Totters Lane, cette cabine téléphonique de police n'était pas ce qu'elle semblait être. Même des années plus tard, dans leurs vieux jours, Barbara
et Ian n'oublieraient jamais ce premier frisson d'incrédulité en entrant dans cette cabine de police hors norme. Au lieu de ce petit espace sombre qu'ils s'attendaient à trouver derrière les
doubles-portes, ils franchirent le seuil d'une salle de contrôle futuriste spacieuse et très éclairée, dont les dimensions contredisaient totalement son apparence extérieure. Au milieu de cette
chambre de contrôle impossible, abasourdie de les voir là, se tenait Susan Foreman.
C'est ainsi que Ian et Barbara rencontrèrent enfin le grand-père de leur élève problématique, un grand septuagénaire à
l'air autoritaire, doté d'une crinière blanche et d'un air hautain qui ne tolérait aucun sourire. Vêtu d'une chemise au col froissé, d'une cravate et d'une redingote noire d'allure Edwardienne,
il donnait l'impression aux professeurs de ne pas être de leur époque, comme un anachronisme venant d'une période différente de l'histoire.
Et de fait, il l'était. Puisque Susan et l'homme qu'ils allaient bientôt connaitre comme le Docteur
étaient des extra-terrestres, appartenant à une autre planète à un nombre inimaginable d'années lumières, à des siècles de la Terre de 1963. La machine dans laquelle ils se tenaient était le
TARDIS, un rêve philosophique devenu réalité, un vaisseau capable de franchir les limites du temps et de l'espace, à l'encontre de toutes les lois connues de la physique.
Suspicieux quant aux véritables intentions des deux professeurs et inquiet à l'idée que s'il les laissait
partir, ils pourraient révéler sa présence et celle de Susan sur leur planète, le Docteur avait activé la machine pour tous les emmener à la préhistoire. Ils y furent alors capturés par un
groupe d'hommes des cavernes sauvages, et furent presque sacrifiés à leur Dieu. C'est grâce au courage et à l'ingéniosité de Ian et Barbara qu'ils survécurent à cette crise et regagnèrent,
indemnes, le TARDIS.
Ayant gagné le respect du Docteur - à défaut de son amitié - les deux professeurs demandèrent à être
ramené à leur propre époque. Mais aussi grand que soit son génie, même le Docteur ne comprenait pas complètement la complexité du TARDIS, et c'est ainsi que leur second voyage les amena non pas
sur Terre mais sur la planète radioactive désolée du nom de Skaro, dans un futur lointain.
Ils y rencontrèrent les Daleks mortellement dangereux et une fois encore le Docteur ne masqua pas sa méfiance envers tous sauf sa petite fille Susan, suggérant même avec
une pointe de cynisme d'abandonner Barbara pour pouvoir quitter la planète sains et saufs. Ian s'y opposa et les quatre voyageurs temporels parvinrent finalement à surmonter leurs épreuves et à
rejoindre le TARDIS. Mais alors que Ian et Barbara quittaient la planète Skaro, ils commencèrent à réaliser que leurs chances de revoir un jour leur planète étaient très minces. Leur destin
était entre les mains d'un vieil homme irascible qu'ils ne comprenaient pas et en qui ils n'avaient toujours pas confiance.
Les vicissitudes de ce personnage étaient un puzzle permanent pour eux; à un moment il pouvait être
généreux et prêt à pardonner; et l'instant d'après il était ce vieil homme égoïste dont la seule préoccupation était sa propre sécurité et celle de sa petite fille.
Et maintenant qu'ils connaissaient ses origines, même le comportement de Susan leur paraissait déconcertant et imprévisible. De fait, il leur semblait que la seule chose
qui restait constante et inchangée au cours de leurs voyages était le TARDIS lui-même, machine sans émotions, sans réflexion, bien conditionnée si ce n'est légèrement erratique.
Mais ils avaient tord, plus encore qu'ils n'auraient jamais pu l'imaginer. Car le TARDIS était plus -bien plus -qu'une simple machine...
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